dimanche 25 avril 2010

Kayayos, courageuses filles du marché

Elles sont parfois si jeunes que j’ai de la difficulté à croire qu’elles arrivent à gérer leur activité économique si épuisante. J’en ai rencontré aujourd’hui plusieurs qui n’ont pas 10 ans et ça m’a fait mal. Elles travaillent toute la journée et se font souvent abuser économiquement et très sûrement autrement. Les Kayayos sont de jeunes filles qui, venues du Nord du pays, transportent dans de larges bassines en métal les achats des consommateurs dans les grands marchés d’Accra. J’ai décidé d’écrire cet article car tous les jours, en revenant du travail, alors que la nuit est tombée, en empruntant un raccourci utile seulement pour les motocyclistes, je remarque des groupes de jeunes filles qui marchent et qui marchent et qui s’engouffrent dans un immeuble de trois étages inachevé, planté dans la pénombre, et probablement temporairement abandonné. J’ai appris récemment ce qu’elles y faisaient. Elles y dorment seulement avant de repartir aux premières lueurs, le lendemain, pour poursuivre leur inlassable tâche. Tous les jours, pour parfois plus de 14 heures, elles sillonnent à la recherche de clients les allées bondées et coincées du marché de Medina, le quartier voisin de celui où j’habite et où vit une majorité de musulmans, un marché gigantesque, très coloré, vibrant et chaotique, typique des grands marchés d’Afrique de l'Ouest. J’aime le marché de Medina car on y trouve toujours, sans requérir à quelconque effort social, quelqu’un avec qui échanger quelques propos sincères et sourire franchement. Mais, quand je vois ces jeunes filles qui ont parcouru plus de 500 kilomètres depuis le nord du pays pour venir tenter leur chance dans ce travail éreintant, où elles transportent parfois sur leur tête des charges équivalant à toute la nourriture d’une famille de 10 personnes pour une semaine, je suis triste. Le motif de leur migration? Soit elles ont été envoyées par leur famille pour rapporter de l’argent tout simplement, ou soit elles sont parties d’elles-mêmes afin de financer leur trousseau de mariage car dans certaines cultures du nord ghanéen, la femme doit se pourvoir elle-même de ce « kit de base » pour connaître son rêve ultime : le mariage. Une fille en Afrique de l'Ouest, du moins dans une grande majorité des cas, n’aspire surtout qu’au mariage car elle y gagne sa liberté et sa dignité. Elle peut alors procréer sans être honnie par ses proches, elle n’est plus un poids pour sa famille et elle gagne son propre logis où elle devient la principale responsable. En fait, il est très rare de voir sur le vieux continent une fille « partir en appart », elle doit généralement attendre le mariage afin de se libérer de la tutelle familiale. En arrivant au marché aujourd’hui, j’ai vu une fille d’environ 20 ans qui « kayayait », et je me suis dit que ce n’était pas trop mauvais, que c’était un boulot comme tant d’autres dans la société ghanéenne pour bien des gens sans éducation, parfois victimes d’un ou plusieurs types de marginalisation, et qui luttent avec ardeur pour assurer leur subsistance. Ce n’est sûrement pas un emploi de rêve, car les conditions de travail de ces filles les rendent vulnérables à toutes sortes d’accidents et de hasards du marché. J’en ai vu une aujourd’hui qui est tombée avec le contenu de son réceptacle visiblement surchargé, cognée par un porteur de manioc qui arrivait avec un sac gigantesque sur le dos, en sens contraire, sans regarder où il allait, mais signalant sa présence d'un son émis avec force. La porteuse ne pouvait reculer car nous étions derrière ainsi qu'une foule de gens qui voulaient passer par un étroit passage car la rue était bloquée par un camion. Elle a donc subi le choc et s’est visiblement foulé la cheville. Dans son chargement, il y avait une boîte de pâte de tomate qui est tombée sur la main de Rosalie qui n'était pas trop loin en arrière. Heureusement, le choc fut léger, elle s’en est sortie avec une légère ecchymose à la main droite! Toutefois, là où je suis dépassé, c’est quand je vois des jeunes filles de 7 ou 8 ans procéder au même travail, transporter des charges peut-être deux fois plus lourdes qu’elles, pour des pourboires dérisoires. En fait, elles n’ont pas de prix fixe, elles demandent une contribution à leurs clients. Après les avoir questionnées, j’ai compris qu’elles gagnaient entre 1 et 2 cedis par jour (0,70$ à 1,40$ ), mais que lors d’une journée chanceuse, elle pouvaient accumuler quelques 4 cedis (2,80$). Il est possible de se nourrir avec un cedi par jour, mais il s’agit réellement d’un régime sous-alimenté : deux portions de féculents (igname frit, plantain grillé ou banku, boules de pâte faites avec de la farine de maïs), une le matin et l’autre le soir, avec une petite cuillérée de sauce piquante pour calmer l’appétit. Évidemment, ces filles ne vont pas l’école, et donc elles ne parlent pas anglais, ni le Twi, la langue la plus commune au Ghana, et je n’ai pu interroger qu’une d’entre elles, Kajia, plus âgée, qui semblait particulièrement désespérée. Son corps semblait avoir subi maintes violences, plusieurs dents manquaient à sa bouche, elle devait aussi avoir été victime de maladies. De ses 24 ans, elle me dit que ça ne fait que 3 mois qu’elle est à Accra, et qu’elle et ses copines à ses cotés viennent de Bimbilla, un village que j’ai visité au Nord. Elle est venue pour gagner l’argent pour son trousseau de mariage (surtout le nécessaire pour préparer la nourriture et pour l’hygiène de sa future famille). Elle affirme avoir été à l’école « small small », en souriant d’un air gêné. Elle me demande ensuite si je ne veux pas l’épouser et l’amener « là-bas » dit-elle en pointant du doigt entre le ciel et la terre, faisant référence à ce lieu indéfini mais synonyme de richesse et d’espoir, que représente le monde occidental. Quand je lui ai dit que je suis déjà marié et que ne suis pas polygame, elle rit de bon coeur et ne parait pas trop déçue car elle a bien lancé sa demande avec un peu d’humour, par ailleurs ses copines rient de concert. Cependant, en conversant avec ma vendeuse de fruits préférée, j’ai pu comprendre que, dans un village au Nord, bien des filles partaient car celles qui ne le faisaient pas étaient vues comme ingrates car elles ne contribuaient pas au revenu familial. La pression sociale pour leur départ dans les familles défavorisées est donc réelle. Elle m’explique aussi que beaucoup de ces jeunes filles sont victimes de viols et d’autres abus sexuels, et qu’elles tombent parfois enceintes à un très jeune âge, responsables d’enfants pour lesquels elles n'ont pas les moyens de subvenir. Mais, en retournant dans leur village avec un enfant sans père, leur situation sociale ne peut que se détériorer, elles seront victime d’opprobre, elles seront voire même ostracisées. J'ai pu remarquer que de multiples réseaux se sont développés entre les kayayos, basés sur l'origine, l'âge, ou le fait qu'elles aient ou non un enfant sur le dos, probablement pour répondre à la réelle vulnérabilité auxquelles elles se placent. Les grands marchés d'Accra sont des lieux où l'on trouve beaucoup d'agressivité sociale et où beaucoup de choses peuvent arriver. Quand le marché est bondé, un petit geste passe inaperçu, et celles qui ne se sentent pas en confiance (par exemple les jeunes filles de 7 ou 8 ans) ne crieront peut-être pas "au voleur", "au viol" lorsqu'elles le devraient... Dans les grands marchés, les bousculades sont affaire très courante, normales. Or une jeune fille qui n'a pas vécu une décennie et qui tient une charge très pesante sur sa tête peut se faire renverser trop facilement. Et si une des choses qu'elle transporte se gâte dans l'accident, il n'est pas du tout évident que le client veuille toujours lui donner son pourboire. Pour comprendre le phénomène des kayayos qui pullulent dans le marché de Médina d’Accra, il faut aussi comprendre plusieurs dynamiques structurelles socio-économiques à différentes échelles. Dans les familles pauvres des sociétés du Nord ghanéen où les femmes sont fortement marginalisées, les mères sont laissées à elles-mêmes pour répondre aux besoins de base de leurs enfants, et ce malgré que les hommes aient un meilleur accès aux moyens de production, le cas le plus général étant l’accès à la terre. Au Ghana, la femme n’a pas le droit de posséder une terre. Pour cette raison, il n’est pas surprenant de les voir envoyer leurs filles travailler en ville pour alléger leurs souffrances. La division économique qui coupe drastiquement le pays est à la base de cette vague de migrantes infantiles. Le Nord du Ghana (Northern, Upper East et Upper West regions) est à l’image des pays sahéliens, de vastes étendues où l’on cultive des céréales et où des millions de gens vivent dans des huttes en terre sans électricité ni eau courante et où les riches ont une moto. Dans le sud du pays, la richesse est vraiment plus grande, des milliers de voitures sont prises dans des routes multi-congestionées, et on doit pouvoir compter au mois 10 000 villas de grande taille à Accra. Comme beaucoup de Ghanéens qui désirent travailler aux États-Unis, ces jeunes filles traversent le pays en quête de leur avenir vers la riveraine capitale. Le travail des enfants est un fait culturel en Afrique, et je ne suis pas un détracteur absolu de cette pratique. Je crois que dans certaine situations où l’enfant est roi comme on le voit parfois dans la société occidentale, nous nous penchons vers l’excès. Je crois que les enfants, même âgés de moins de dix ans, peuvent participer aux tâches familiales, cela contribuant notamment à leur responsabilisation et à leur apprentissage vers le monde adulte (qui est la fonction primaire de l’école de toute façon). Mais de là à rendre l’enfant attelé quotidiennement et constamment à un travail physique éreintant et vulnérabilisant, détaché de son milieu social et exposé à toutes sortes de dangers, il y a tout un monde, et je crois qu’il faut à tout prix condamner cette pratique. De plus, je ne suis pas étonné que ce soient les jeunes filles qui soient choisies pour ces travaux malgré leur plus grande vulnérabilité. La société patriarcale ghanéenne se garde bien d’envoyer ces fils dans de si dégradantes tâches. Une solution selon moi serait de créer des projets de formation dans les zones de la région Nord qui fournissent le plus de kayayos afin de prévenir leur départ, pour qu’elles puissent commencer à gagner leur vie si elles n’ont pas pu poursuivre leur cheminement scolaire, mais surtout que les plus jeunes puissent continuer à aller à l’école pour leur donner un minimum de chances de s’en sortir. Mais pour aller au-delà et prévenir de façon globale le phénomène, il s’agit de lancer de véritables programmes de développement pour le Nord du pays afin de combler ce déséquilibre interne qui le divise.

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